CHAPITRE VII

pourquoi des CHAPITREs? Tu peux me dire le à-quoi-qu'elle-rime, cette marotte de saucissonner la prose, qu'on a hérité des cons devanciers? Quelques truellées de phrases bien liées d'épithètes, adverbes, machins merde. Et floc. Pointalaligne!

Tourne la page. CHAPITRE! La fabrique! Manu-chose! Note que j'ai dans des précédenteries tenté d'évader de cette coutume. Mais va te faire fiche devant, derrière... « Ils » ont trop l'habitude des habitudes. Faut point les dépayser, qu'autrement ils se groupent pour changer de crémerie. « Ecou-

tez, ma chère, on a trouvé un jeune auteur sans trop de points d'exclamation, avec de belles phrases d'au moins douze lignes chacune, à points-virgules, que vous allez m'en dire des nouvelles. Il pond peu. Il est pompeux. Une merveille. Un style très convenable que vous pouvez mettre entre toutes les mains. Paraîtrait qu'il aurait le prix Glotmuche aux prochaines vendanges. »

Un de ces quatre, je t'en accouche un qui débutera par la fin. « Ils se marièrent, eurent beaucoup d'enfants et se firent ch... horriblement. » Et tout suivra en bloc. Sans un blanc, pas le moindre astérisque... Des mecs l'ont déjà fait, les téméraires. A la vérité c'est rasif. Trop compact. La prose, lui faut une certaine fluidité. Allonger de blancs, voire de blanc de blanc...

C'est pas des petits boutons qu'il a là, entre
deux
peaux? s'inquiète Félicie d'une voix blanche.

Elle désigne cette chose ferme, ronde et rose qui est le cul d'Antoine.

Elle s'apprêtait à le talquer. Juste au moment de lui fariner les noix, la v'ià, chère chérie, qui repère des petites grenailles rouges sur les miches du voyou et qui s'affole. Pour la conforter, je chique au pédiatre et me livre à un examen minutieux.

Trois fois rien, m'man, une légère réaction intestinale...

Tu crois?

Pas étonnant, avec toutes les sucreries qu'il se cogne. Quand il n'a pas un chocolat à la main, il l'a dans la bouche. Tu devrais le freiner un peu.

Ma brave mère acquiesce, prête à tous les mea culpa, à toutes les contritions et autres confessions publiques.

— Tu as raison, mon grand, je suis impardon
nable.

Je la chope aux épaules et l'embrasse derrière l'oreille, là où ses cheveux sont les plus fins.

— Tu es très pardonnable. Mais surtout ne te
tourmente pas pour ce zigoto. Tu le présenterais
dans un concours de bébé, il décrocherait le
tiercé à l'indice santé-vigueur-beauté... On n'a
jamais vu un mouflet plus beau que lui.

Elle me sourit.

— Oh si, dit-elle, oh si, mon chéri.

Et du menton elle désigne le cadre à photos, près de la desserte. Au mitan des images jaunies placées en un vrac savant, y'a ton serviteur, flashé à poil pour ses deux berges, sur un beau coussin à glands. Avec déjà un robico de seigneur promis à l'import-export.

— Un enfant comme toi, Antoine, les gens
m'arrêtaient dans la rue pour...

Pour quoi fiche, au juste? Probable qu'une quelconque épicière a dû s'exclamer poliment un jour que Félicie m'emmenait avec elle acheter les poireaux vespéraux : « Le beau petit! » Avec le temps, dans la belle mémoire dorée de ma vieille, c'est devenu l'émeute. Les rassemblements dans la street pour admirer le phénomène, le prince de beauté, la perfection humaine que j'étais.

Tu la pousserais un peu, M'man, elle te raconterait des embouteillages monstres, des files processionnaires d'admirateurs venus par trains spéciaux mater la huitième merveille du monde. Elle s'y croit, la bonne poule. Et ses vieilles plumes en ébouriffent rétrospectivement d'orgueil dilaté.

Je rigole.

— D'accord, M'man, t'en as eu qu'un, mais t'as
mis le paquet! Comment suis-je, à l'heure d'au
jourd'hui?

Je prends un peu de recul pour m'offrir à son admiration en plan général. Elle sourit de bonheur, Félicie. Y'a comme un râle dans ses yeux.

— En smoking, tu es époustouflant, mon
grand. Que ce soit au cinéma ou aux actualités
télévisées, je n'ai jamais vu un homme porter

mieux que toi la tenue de soirée. Si je te disais, tu me rappelles M. Chaban-Delmas.

Je lui stoppe les délires maternaux avant qu'ils ne prolifèrent.

— Il faut que je file, ma poule. C'est un grand soir que ce soir. La première fois que je suis invité CHEZ le boss. Il m'est déjà arrivé de dîner ou de déjeuner en son illustre compagnie, mais jamais encore il ne m'avait prié à son domicile. Je crois que je vais raconter la chose aux collègues, histoire de leur dégorger le foie.

Une bise. Deux bises...

Plus celle qui souffle dehors entre les immeubles abominables, pleins de fenêtres et de connards.

* »*

Il ne se mouche pas du coude, le Big Boss! Tu verrais ce petit hôtel particulier, rue d'An gné. dans le Seizième...

De la masure de grand luxe. Deux étages en pierres de taille. Des grandes baies. Une grille noire à l'anglaise, un perron sommé d'une énorme lanterne de cuivre. Et une porte massive, moulurée à la main. Dringgg!

Ross, le valet-de-chambre-chauffeur du Vieux, m'ouvre. Je te l'ai dû raconter dans Les Vacances de Bérurier, ce Britiche arrivé de Londres en 1920 au volant de la Rolls achetée par le beau-père du Dirlo? Pas la peine de te référer à ce gran—Idissime ouvrage, je t'en résume à l'hâte les caractéristiques. Ross va sur ses quatre-vingts berges, il a la calvitie blanchâtre, une forte moustache jaunie, des yeux presque blancs et il est maigre à foutre la glaglate à un fakir. Impressionnant dans sa tenue de gala. Strict. Un colonel de la garde écossaise! Gants blancs.

Col hindou. Des épaulettes dorées (sa coquetterie). Tout juste s'il frappe pas le sol de marbre du talon et peut retenir un salut militaire.

— Oh, bonjour, Ross, lui lancé-je de ce ton
aimable et familier dont usent les V.I.P. dans les
films anglais pour saluer les vieux domestiques.
Heureux de vous revoir, après si longtemps.

Il s'incline, sa bouille demeure impénétrable.

Comment vous portez-vous? ajouté-je, désinvolte.

On ne peut mieux, monsieur, et j'espère qu'il en va de même pour Monsieur, rétorque le masque de cire d'une voix aussi animée que celle du disque informant les usagers du téléphone qu'il n'y a plus d'abonné au numéro qu'ils viennent de demander.

Il empare ma gabardine noire, l'arme d'un cintre et l'accroche au vestiaire avant de me guider vers le grand salon.

Deux marches à condescendre.

Une douzaine de personnes loquées hyper-gentry bavassent en trois groupes distincts autour de guéridons fragiles, qui dans des fauteuils, qui sur des canapés, qui debout (et Quiberon, tiens donc, pour faire le tour de la question, qu'après tout, crotte, si je me marrais pas un peu tout seul, je deviendrais neu-neu à force de te beurrer des tartines).

Le Vénérable se détache de l'un d'eux pour me précipiter dessus. Il est affable. Rutilant, odoriférant, poncé, avec ses décorations rouges sur son smok bleu nuit.

— Cher San-Antonio!

La connerie jaillit du con

comme le sang d'une blessure.

Il me congra. Me gratule, la bouche fleurie, l'œil en fête, la calvitie en phare de D.C.A. Son et lumière sur l'Acropole! La fontaine lumineuse! A croire qu'on lui éclaire le bocal de l'intérieur. Que des bourrasques de lumières lui échappent des orifices tronchards.

Une magnifiquement belle jeune fille s'approche de nous, vêtue d'une robe-pantalon noire, avec un serpent d'or pour ceinture et un second, à peine plus court, pour collier, car sa taille n'est guère plus épaisse que son cou pourtant déli-cat(l).

— Oh, Cynthia, fait le Scalpé du promontoire,
voici mon excellent collaborateur, le commissaire
San-Antonio.

Et, à moi :

— Je vous présente Cynthia Caïn, ma nièce
d'Amérique, qui joue les maîtresses de maison.

Te dire que j'aimerais m'appeler maison serait un lieu commun devant lequel je ne reculerai pas.

J'ignorais que vous eussiez une nièce américaine, gazouillé-je en serrant l'admirable main qui m'est tendue.

Comment hallez-vous? lance Cynthia.

How do you do? lui réponds-je, pour ne pas être en reste.

Ma sœur cadette a épousé un magistrat new-yorkais, renseigne le dabuche.

In petto, je me dis qu'elle a bien fait, puisque de cette union devait naître une personne aussi ravissante. Surtout ne me demande pas de te la décrire : j'suis trop commotionné pour le moment. Sache seulement que cette déesse est blonde, extrêmement bronzée et qu'elle a les yeux verts. Si ça ne te suffit pas pour amorcer un début d'érection, c'est que tu as de la pâte dentifrice dans le kangourou, auquel cas il ne te reste plus que d'aller te laver les dents au lieu de prétendre jouer les Casanova.

J'aimerais consacrer un peu de temps à Cynthia Caïn, mais déjà, le Tyran m'happe pour continuer les présentations.

Beaucoup de toupies et de bedaines dans son salon. La chiasse de la société, c'est que l'homme arrivé est vioque, abîmé, dodu. Des maladies mitonnent dans sa carcasse déformée. Il est un réceptacle à saloperies multiples, tant morales que physiques. On lui voit du cynisme sur la frite, de la cupidité blasée dans le regard, des affaissements vicelards dans les traits. Il est marqué par sa vie pourrie, le chpountz. Rayé comme un vieux disque. Plein de cicatrices infâmes qui lui racontent les veuleries. Ses turpitudes pèsent dans son corps comme la traction terrestre. Les attractions terrestres l'ont ravagé. Il en peut plus de trop de jouissances. Ça l'a boursouflé, bouffi, bouffé. Il est blet de partout. Il vire à l'état gazeux! C'est le sale intermède, ça! Le gaz part, comme ils plaisantent. Et eux donc avec. Bon voyage. Ils finissent pet! Bravo. Tout est bien. Logique extrême.

J'incline devant des rombières fétides auxquelles Cartier ne fait pas de quartier. Je bisouille des mains potelées, gantées de vieillesse. Je dis « treize honoré » à des tordus décorés. Sourire! Frère sourire! Vas-y, mon gars! Dents blanches haleine fraîche! Merci Colgate! Ici Gibbs l'hypocrisie. « Ravi... » « Honoré ». Pas dire « Enchanté » ça ne se fait pas.

Je prends seulement pas garde aux noms. Je n'entends que le mien, musical. « Commissaire

Sanantonio...... Saire Sanantonio... Ssssnant'nio...

Très honoré. Mes respects. Mes hommages. Mes burnes en salade ». Voilà ce que je pense dans Vin petto de mon moi privé : « Mes burnes en salade. » Ou mieux : « Mes roustons dans ta saie

gueule. » Que se passerait-il si je claironnais cela, brusquement? Au beau milieu du salon. « Un gros chibroque dans ton bec faisandé, morue! »

Tu juges le succès remporté? J'en crève de ne pas oser une fois, rien qu'une. Une fois pour toutes. C'est harassant de coltiner des envies rentrées, des regrets qui se lézardent.

Soudain, le Vieux qui me tient au coude me presse fort, à reprises précipitées.

— Mon cher maître, si vous voulez bien me
permettre : le commissaire San-Antonio, mon
plus proche collaborateur. Cher San-Antonio,
voici monsieur Martial Brucon, notre illustre
académicien... »

Je l'avais déjà retapissé, en me demandant qui il était. Martial Brucon, de son vrai véritable nom — ô combien mérité : Martial Con.

Con, comme les héritiers de Zyrcon.

Con, comme la lune.

Con, quoi! Vraiment, infiniment, superbement Con.

Le con dindon. Le con redondindon. Le con incommensurable. Doré sur manche. Bircorné. Emplumé. Le con à épée. Le fin con, finement con jusque dans les confins de la connerie de luxe.

— Mes respects, maître.

Sa main, tu verrais la manière qu'il la CONcède. Des bouts de doigts qu'on te tendrait par la fente d'une boîte à lettres. A regret. Des bouts de doigts qu'on hasarderait dans l'eau glaciale d'un bénitier de montagne. Des bouts de doigts qui vérifieraient le fil d'un coutelas. Des bouts de doigts qu'oseraient pas se couler entre deux fesses.

Je les touche : de la peau morte! Martial Brucon, de l'Académie Française. Tout en poitrine. Il a un réfrigérateur de 120 litres à la place du buste. Il se veut buste. Il tend son moulage aux postérités. Un coffre rempli ras

bord de suffisance. Un tout superbe con. Admire : des pareils, y'en a tout de même pas chouillard. Généralement, la connerie se tient dans la face. Lorsqu'en plus elle emplit le poitrail, alors là, c'est de la connerie apothéotique. D'un sublime effréné.

Il est grand, massif. Y'a de.la bête! Con lourd. Au poids, déjà, t'es gâté. Brucon, de l'aconcadémi-confranconçaise. Beau bestiau! Tête léonine, taurine, penchante, pensante! La tête de con de médaille. Face et profil, tout est à buriner. Le teint est teinté, justement. Ocre rose. Le cheveu est dru, blond cendré. L'œil est clair. La bouche jouisseuse est faite pour le gigot au poivre vert et pour l'homélie. Il y a des reliquats de crème fouettée et d'oraisons funèbres aux commissures. Son œuvre? Attends que je me souvienne. Je sais qu'il a patronné des encyclopédies, donné des préfaces, signé des livres. Et puis fait des discours devant des plaques de rue et des catafalques.

Il me dévisage de loin. Ce genre d'illustre con, même à bout portant, il te regarde de loin. Regarde tout de loin... Il y a de la presbytie dans sa gloire. Tiens, on aurait dû le prénommer Magloire.

Il hoche la tête, comme le monsieur auquel on présente la bouteille de Château Pétrus, au restaurant, avant de lui faire goûter.

— Bonjour, me dit-il du rond des lèvres.

Avec lui, le cuivre devient trompette et la formule de politesse apostrophe. RIEN n'est simple pour le con emphatique; pour le con lauré. Il baise en grande porhpe et défèque en gants blancs sur une musique de Lulli. Il est roi-soleil-d'Austerlitz. Il est fait pour le brocard, la soie et les réceptions. Il est en tout état de cause et en toute cause d'état gouvernemental, parce qu'il ne peut pas se permettre de ne point l'être, n'importe le gouvernement. Les fastes élyséens sont conçus pour les cons de sa sorte. Uniquement. Ne pas l'y CONvier serait inCONgru. Pis : anormal! Quand il lui arrive d'écrire (du courrier le plus souvent), il ne regarde pas la feuille de papier, mais sa main. A ses yeux, elle est déjà en bronze. Il admire la position noble des doigts repliés, de la paume en conque, du tranchant glisseur. Dans la souplesse du poignet est la noblesse. Voilà pourquoi il porte des chemises à poignets mousquetaires. Il se vêt en complet de ville pour écrire. Se cravate. Se pochette. Il est photographiable à chaque seconde de sa vie. Il est le con-soleil. Le Vieux fléchit de la voix.

— Messieurs, vous pouvez aller deviser dans la
bibliothèque, nous dit-il.

D'où je conclus que cette soirée n'est pas que mondaine, puisqu'il entend m'y faire poursuivre l'enquête.

L'acondémicien prend une mine engourdie. Il a un regard à traîne qui laisse un sillage derrière lui.

— Eh bien, allons! soupire ce glorieux machin.
J'espère que ce ne sera pas trop long, car mon
absence serait remarquée et intriguerait une
assistance qui a les yeux braqués sur moi.

Pauvre louloup, va!

Dure à assumer, la gloire. Vivre en châsse, tu parles d'une sinécure!

C'est bioutifoul tout plein, chez Achille. Mémo-rablement luxueux. Ça pue le fric de famille. Y'a des pacsifs d'actions jaunies dans les coffiots; et des obligations, espère. Sans te causer de l'or en barres ou en pastilles. Des toiles de big masters assurées par ma mère Lloyd.

Sa bibliothèque renferme des merveilles à reliures classées monuments historiques. Livres rarissimes, sur japon composté. L'édition originale des manuscrits de la mer Morte, je vois, illustrée par Wolinsky. Et puis aussi la collection

complète des Pieds Nickelés et une vie d'Henri IV sur Navarre pur fil.

Le Maître dépose son auguste prosibe sur le cuir d'un fauteuil, croise savamment ses jambes d'ancien sportif (il pratiquait le yoyo dans son jeune âge et se fait encore photographier, parfois, en culottes de golf), pose la main gauche sur sa braguette, la droite dans le prolongement de l'accoudoir, en la laissant pendre un peu, négligemment, comme une zézette de massé. Il réprime, un bâillement distingué, fait un bruit léger, comme un qui cherche à libérer ses dents d'une particule de jambon, et murmure :

— Certaines gens estiment qu'après eux il n'y a
plus rien. Moi, je me demande ce que je fais ici.

Il attend ma réaction.

Ne la voyant pas venir, il prend un air agacé et questionne :

Profond ou pas?

Je suis en train de l'apprendre par cœur, Maître. Vous permettez que je la fasse graver sur une stèle de marbre? C'est pour mon salon.

Certes, à condition, naturellement, que vous précisiez que j'en suis l'auteur.

Naturellement, mais même si cette phrase n'était pas signée, on vous l'attribuerait, Maître, tant elle vous exprime complètement, en un raccourci existentiel.

Il a un léger sourire qui flotte autour de sa bouche sucrée comme un papillon blanc dans l'espace vital d'un chou.

— Pas sot, mon vieux, ce que vous dites là.
Vous savez qu'on m'a consacré quarante-huit
thèses à ce jour?

J'aurais pensé davantage, Maaaître... Un léger souci le constipe.

Notez que ce recensement date de six mois.

Alors doublez le chiffre, Maître. Le sourire répanouit.

Possible.

Certain.

Quarante-huit et quarante-huit?

Quatre-vingt-seize, soit nonante-six en suisse moderne et en belge parlé, Maître.

Vous savez que je figure dans le Larousse?

Vous en êtes la gloire, Maître.

Par exemple, je déteste la photographie de moi dont ces nigauds ont illustré la rubrique. Où diantre a-t-on péché un tel cliché? Mystère. Il faut dire qu'un homme de ma réputation ne peut faire deux pas sans essuyer les flashes de ces messieurs photographes. C'en est au point que si je ne portais pas de verres teintés, je serais aveugle.

Il serait navrant que vous dussiez écrire en braille, Maître.

S'il le fallait, je le ferais, affirme l'Agagadé-micien. Un grand écrivain doit rester coûte que coûte au service de son génie. Voulez-vous que je vous dise, le talent?

Disez, Maître. Disez!

Il joint ses doigts dont il a modestement conservé la peau d'homme pour des usages terrestres.

C'est une mobilisation. Hein? Pas cochon! Le talent est une mobilisation. Notez! Notez! il ne faut pas m'estropier ça ensuite. Vous avez un stylo? Il y a de quoi écrire sur cette table. Notez! Le talent est une démobilisation.

Je me le rappellerai, Maître, promets-je solennellement.

Vous peut-être, mais pas moi. Les pensées me tombent du génie comme les noix tombent de leur arbre secoué par une tornade.

Il se frappe la tempe.

— Et c'est tempête à toute heure, là-dedans,
mon vieux. Soyez chic : notez-moi cette superbe
pensée, je n'ai pas mes lunettes.

Je me penche sur un bloc de vélin d'Arche et

Le cori seul, je n'en fais pas à proprement parler une affaire :j'en fais la sienne!

Mais le con nombreux me possède toujours.

Je ne suis pas de taille. Et c'est à ces défaites répétées devant la masse conne que je mesure les misérables limites de ce que je n'ose appeler, de peur de passer pour un con, mon intelligence.

Tu peux adapter ton langage à celui du con unique.

Tu le peux aisément pour peu que tu te piques au jeu. Il te deviendra tolérable à condition, j'insiste, que ce soit un jeu.

Quand tu as bien mesuré sa connerie, tu « t'alignes » sur elle.

Tu cherches à te déguiser en ce con qu'il est, pour un bel unisson.

Dîner de tête-à-tête de con!

Farce un peu lugubre, mais farce.

Spectacle délicat dont tu es le co-auteur, le co-acteur, mais l'unique spectateur.

Griserie de spéléologue s'engouffrant (au sens absolu du terme) dans le compact mystère de la terre.

Oui, pour qui sait en jouer, le con seul console.

Seulement, il y a la masse!

L'armée des cons ; disciplinée et d'une folle hardiesse. Je l'ai affrontée pour la première fois à la maternelle.

C'a été notre première rencontre, LES cons et moi, la maternelle.

Notre premier engagement sérieux.

Le vieux mironton (tonton, t ont ai ne) dont j'ai parlé dans le précédent fascicule m'avait fait comprendre l'existence de la con ne rie.

La maternelle me dévoila ce qu'elle est avant tout.

C'est-à-dire cruelle.

Oui, tout avant tout, dans le con collectif, la cruauté prime.

Dès le plus jeune âge, une étonnante ségrégation s'opère chez les individus groupés.

Immédiatement, un formidable clan se constitue : celui des cons de conneries sensiblement égales.

Les cons-moyens composent une force redoutable, non seulement par leur nombre, mais surtout par leur implacabilité.

Ils sont féroces, sanguinaires, destructeurs par principe. Leur barbarie s'exerce contre les moins cons et les plus cons qu'eux, sans distinction, et avec une semblable violence. Us haïssent les premiers, se défoulent sur les seconds et méprisent prodigieusement les deux.

Mais leurs sévices sont différents pour l'une ou l'autre catégorie.

Mentaux, pour les moins cons qu'eux; physiques pour les plus cons.

Ainsi, ils traiteront un moins con d'infirme, de cocu, de malade ou de nègre; alors qu'ils molestent carrément un plus con; comme on arrache leurs ailes aux mouches pour les transformer en piétons malhabiles.

Ils prêchent volontiers le bien, mais ils aiment à faire mal. Pas LE mal : mal! Car le con-moyen n'est pas seulement un con, c'est en outre une salope.

ils m'attendaient tous, en petits tabliers à carreaux rouges ou bleus. Lestés de mignons cartables d'osier contenant le pain-choco du goûter.

Ils m'attendaient, avec leurs cheveux d'ange et leurs yeux de démon. Des yeux qui, d'emblée, me ci tuèrent.

Ce que je suis, ils le surent immédiatement, alors qu'il m'a fallu des décades pour m'en faire une très approximative idée. La seule forme d'intelligence du con-moyen, c'est de pouvoir cataloguer sur-le-champ son CONtemporain : d'un coup d'œil, il jauge son degré de connerie.

Il y a le plus et le moins. Et puis, bien sûr, l'égal! L'égal, ce frère précieux.

Par ici, la bonne soupe! Des cellules identiques s'agglutinent.

La force connesque s'affermit!

La nation Con, la race Con, la religion Con s'accroissent.

Et se multiplient...

LA, encore, j'ai pris peur. Bien plus que lorsque le chpountz familial connait et déconnait magistralement, en grand virtuose. Lui ne venait à la maison que de temps à autre. Il devait se pencher pour me parler, ce qui est une position provisoire. Tandis que les petits monstres cons, on se trouvait à la même hauteur, eux et moi. On vivait une même vie abécédaire, devant la même grosse dame gentille dont le chignon posé droit sur sa tête ressemblait à un nid d'oiseau.

D'entrée, ils se sont montrés sarcastiques.

Des marmots de quatre ou cinq ans! Sarcas tiques, je jure! Mais à cet âge, tu as beau être de la graine de salaud, il te reste malgré tout des lambeaux d'innocence.

Eux, leur pureté, c'était la franchise. Ils disaient encore les saletés qu'il pensaient.

En pas longtemps je me suis trouvé informé des idées et intentions d'une horde de cons.

Comme quoi ils me méprisaient.

Comme quoi je n 'étais pas pareil à eux et qu'ils ne voulaient absolument pas de moi dans leurs jeux, jamais!

Et qu'ils me tabassaient beaucoup, souvent.

Parole d'homme :je n'exagère pas.

Il faut dire qu'on habitait un quartier gris et que j'étais propre. Beaucoup trop propre, trop blond, trop fourbi.

Souliers vernis, ongles coupés ras... La seule période de ma vie où M'man m'a porté préjudice, sans le savoir. Elle m'astiquait, me mignardait à l'excès. J'étais insolent, à force de beaux éclats neufs, pire : appétissant, disait-on.

Comment voulais-tu que j'y coupe, en ce cas? Tu penses qu'ils allaient me le pardonner, ces morveux grains de consP Tiens donc? Trop heureux d'une aussi belle proie!

D'une aussi grosse pomme!

Us se pourléchaient; me tombaient dessus en piqué. Chacun arrachait sa becquée et s'éloignait pour reprendre de l'élan, se réaffûter bec et griffes. Valse des charognards!

Je pleurais.

J'avais mal d'eux tous.

J'étais désespéré par cette exclusion sans espoir.

J'aurais tant tellement voulu être un vrai petit con, moi aussi! Solide sur sa connerie, comme coq sur fumier. Hélâs! ils ne me laissaient approcher que pour mieux me dépecer.

J'en avais des vertiges affreux. Je me sentais tout con. Mais être tout con, ce n'est pas être con. Si bien que c'est moi qui ai eu l'air d'un con par rapport aux autres! Tu comprends?

Une espèce de con du dimanche. De con truqué. J'avançais derrière ma fausse connerie comme on marche derrière un corbillard. Elle emportait mes premières illusions mortes jusqu'à la décharge publique des désillusions.

Dans un pareil cas, le pas-si-con-que-ça comme moi essaie de la lâcheté pour s'en sortir. Il tente de se soumettre éperdument. De se confier au flot connesque de ses tourmenteurs. Je les léchais avec application. Je riais servilement de leurs méchanceries. J'applaudissais chaque gifle qu'ils m'administraient. Je voulais en être, quoi, bon Dieu de bois! En être absolument! La fuite en avant!

_

Mais j'avais beau m'ingénier, j'essuyais échec sur échec.

Et tout doucement je devenais ce que je suis à présent : un con de la main "gauche!

' (A suivre.)

j'écris rapidement, en m'efforçant de rend écriture moins communicable :

« Pauvre Con con. ».

Je plie le feuillet en quatre et le lui tends. Bru-con le glisse dans sa poche, satisfait. L'écureuil planquant un gland pour l'hiver...

Donc, nous devons causer de cette sotte histoire? attaque le grand écrivain d'un mètre quatre-vingt-deux.

Autant que faire se puisse, Maaaaître.

Il refait son bruit de jambon à évacuer, puis prend sa pochette de soie blanche pour se tamponner la nuque.

Quelle ne fut pas ma stupeur, un matin, alors que mon valet me présentait le courrier, de découvrir une forte enveloppe contenant la photocopie de deux documents assez singuliers.

Le testament du peintre Zyrcon et la liste de vos homonymes, Maître?

Il sourcille, détestant, comme tout bavard, qu'on lui coupe le verbe sur la langue.

— Si fait. Vous connaissez mon véritable
patronyme? Je n'en fais pas mystère. Si j'ai pris
un pseudonyme, c'est parce que, précisément,
mon nom avait l'air d'en être un. Oui, cher, je suis
un Con. Un Con authentique, me plais-je à préci
ser. Pas un Con de la branche bâtarde, mais un
Con de descendance directe. Un vrai Con, quoi!
Issu de Népomucène Chaudelance, l'aïeul illus
trissime que Napoléon Ier a sacré Con. Je tiens à ces
précisions. Souventes fois, j'annonce à un interlo
cuteur que je suis un Con. « Je sais, je sais », me
répond-il en souriant niaisement. Eh bien non, il
ne sait pas. Et il est intolérable qu'il ne sache pas.
Qu'il me prenne pour un Con moyen, moi qui suis
un Con de pure race. Vous savez l'analphabêtise
des gens? Ils ont tendance à tout fourrer dans le
même sac : les Con torchons avec les Con ser
viettes. Au travers des documents, la mention :

« Strictement confidentiel. » Je prends connaissance. Surmonte ma surprise. Médite. Me renseigne discrètement quant à la fortune du grand Zyrcon. Me réjouis de l'apprendre considérable. Echafaude de grands projets concernant une fondation chargée de faire classer mon appartement monument historique et de veiller à ce que mon nom soit donné à la place bêtement appelée Concorde (on supprime la corde et la remplace par mon prénom). Me mets à chercher des gribouilleurs capables de me trousser un éloge funèbre du cher Zyrcon pour le jour où. Et au plus fort de ces activités, je reçois un appel téléphonique d'un individu prétendant m'entretenir du testament.

Pour la première fois de son existence, Martial Con, dit Brucon, INTERESSE QUELQU'UN. Voilà du neuf. Du palpitant. Tiens, c'est si important que je te l'écris'en majuscules (si ce n'est pas écrit en majuscules, ça voudra dire que l'imprimeur m'en veut).

Et que voulait le cuistre en question, mon cher Maître?

Un rendez-vous, tout simplement, ricane le plumovitif, comme s'il s'agissait là d'une requête insensée, révélant un certain désordre mental chez celui qui la formula.

Il y a des gens qui ne doutent de rien!

Attendez le plus beau. Il entendait me voir au bois de Boulogne, à dix heures du soir!

Et de s'esclaffer :

— Vous réalisez? Moi : Martial Brucon, de
l'Académie Française, me rendre au rendez-vous
d'un inconnu, en plein Bois, sur le coup de dix heures!

— Que pensez-vous de ce coup de fil, Mavaî-
trave?

Il hausse les épaules.

Parce que vous croyez que j'ai le temps de PENSER à des choses aussi... rudimentaires, mon vieux? Allons, allons, c'est pas ma tasse de thé!

Donc, vous avez refusé l'entrevue?

J'ai pouffé! Ai dit au vilain croquant qu'il écrive à mon secrétariat pour demander une audience, en en précisant bien l'objet.

Et qu'a-t-il répondu?

Rien, mon petit vieux, rien. Il a raccroché avec une impudence qui me blesse encore le tympan.

L'homme avait un certain accent anglo-saxon, je présume?

Exact.

Et il ne s'est plus manifesté?

— Non, comment en aurait-il eu le front?
Miss Cynthia, nièce du Vieux et sublime produit

de la Libramérique, fait au salon une entrée de tornade blanche (bien que vêtue de noir).

Je vous cherchais, me dit-elle, nous n'avons pas encore fait connaissance.

Ce n'est que partie remise, promets-je. Ne pourrions-nous procéder demain à ce cérémonial? Car on ne lie pas connaissance en coup de vent.

Demain, je rentre à New York, hélas.

Votre vol sera le mien, s'il y a encore de la place, exclamé-je, car une affaire importante me réclame là-bas.

Tu te rends le comment t'est-ce que je suis, Ladorure?'Décision-éclair. Au pif! Zoum! L'impulsion reine. Note, l'Amérique, ça entrait dans mes projets immédiats. Mais si brusquement, si tout de suite! Demain. Attendez-moi, j'arrive! On part ensemble.

La môme a la bouche en quartier d'orange.

Radieuse. Je suis son genre.

Naturellement, Martial Con fait la moue!

Je l'agace. Il m'en veut de me manifester en sa présence. Ne me pardonne pas d'être. Ses contemporains (et à plus forte raison, les porai-nes) constituent un parterre devant lequel il cir-convolue. (Sir Con velu.) En société, lui seul a le droit de parole. Les autres n'ont que le droit de réponse. A condition qu'il le leur CONcède.

— Belle demoiselle, roucoule ce pigeon à hup
pe, approchez que je vous fasse un doigt de cour.

Cynthia ouvre des yeux surpris.

— Il est dégueulasse, ce type, fait-elle.
L'Académission tousse dans son creux de

poing.

Ne s'attendait pas à telle riposte.

Prend le parti de s'en amuser.

Là-dessus, le Dirlo paraît. Semblant soucieux de l'intrusion de sa nièce dans la bibliothèque.

— Oh, tu es là, chérie, exclàme-t-il, songe à nos
autres invités qui...

Et la ravissante de triomphalement écrier en me montrant :

— Il part avec moi, demain, aux States, Tonton
(elle prononce Tonnetonne)!

Grimace avortée du Vioque. Je rougis in petto. Connaissant le Dabe comme tu l'ignores, je sais qu'il a horreur qu'on lui force la paluche. Le fait accompli, c'est pour les autres. Lui, il décide. — Vraiment? laisse-t-il tomber comme un gros silex sur le coin de ma coloquinte. Ton pauvre Sana se trouble, se brouille, ergote, glaglotte.

— Je crois effectivement, monsieur le direc
teur, que, compte tenu des informations que
monsieur Brucon...

— Rien ne presse. Venez demain en fin
d'après-midi
au bureau, nous en parlerons.

a carne! L'art de te scier un coup. De te raboter le prestige.

— Bien, monsieur le directeur...

La môme Cynthia me virgule un clin de z'œil. L'air de me dire : « Te bile pas, trésor, nous vivrons notre vie tout de même. »

Elle prend une cigarette dans un étui d'or qui lui sert itou de minaudière (bien que minauder ne soit pas son genre).

Réclame du feu à la ronde.

Je plonge de la dextre dans mes fouilles. Pas de bol, j'ai oublié de transvaser mon nécessaire d'intox dans mon smok.

— Tenez, ma chère petite, dit Brucon, je vais
avoir la joie de vous allumer avec une flamme
toute neuve.

Il brandit un briquet d'or et le fait miroiter sous le lustre.

— Le cadeau d'une admiratrice que je crois
mienne cousine, annonce-t-il, elle y a fait graver le
titre de mon dernier livre « L'obole du vent ».
Car, selon elle, cet ouvrage tout à fait remar
quable, (force m'est bien d'en convenir), a boule
versé sa vie, l'a sauvée du suicide. J'ai reçu ce
délicat présent juste avant de venir et, bien que
ne fumant point, l'ai glissé dans ma poche en me
disant qu'il me permettrait peut-être de secourir
une beauté. Dont acte.

Il rit.

Bat le briquet.

Ne rit plus.

Et tu veux savoir pourquoi, dis, pelure? Tu le veux pour vraiment de bon?

Soit.

Au moment où il a actionné le briquet pour en faire jaillir la mirifique flamme, une détonation très forte s'est produite. Un véritable coup de feu. Tiré par un gros flingue! Baoum! Tu verrais ce nuage de fumaga acre. Et ces dégâts! Tiens, puis-

qu'on est entre nous, je t'en donne la liste, au mesure du fur que je la dresse, une partie du lustre est détruite. Martial Brucon n'a plus de main droite, à la place, y'a comme un petit martinet de viandasse aux lanières inégales et qui pisse le sang. Lui manque de même l'oreille droite et une plaque de cheveux (va falloir qu'il porte son bicorne sur le côté, à la coquin, pour dissimuler ses avaries). Une potiche de Chine de l'époque Flé-Ming a volé en éclats. Cynthia a une estafilade sanglante sur son bras nu et une autre à la joue. Le Vieux, un accroc à la hauteur de la cuisse gauche. Toute l'œuvre de Balzac, reliée en peau de chagrin, est déchiquetée. Et je te passe le tapis souillé.

Martial Brucon regarde sa main. Comprend qu'il n'aura plus jamais la crampe de l'écrivain (d'ailleurs il ne l'a jamais eue puisqu'il met des mocassins pour écrire) et s'évanouit.

Le Dabe est sidéré. Tu le verrais, pantelant, avec son bénard troué, sa face blême, sa balise cireuse, il te ferait de la peine.

On attend les premiers mots d'après-sinistre de lui. C'est son privilège que de parler le premier. On le lui laisse. N'est-il pas le chef? N'est-il pas chez lui? Justement, c'est ça qui lui part des tréfonds et dégouline de sa bouche tremblante.

— Chez moi, balbutie le cher homme. Chez moi!

Ben oui : chez lui!

Et alors?

* **

Je sonne que sonneras-tu.

Le timbre lancinant lancine dans l'appartement. Mais personne ne vient délourder. De guerre lasse, comme disait un général aux mœurs spéciales, je farfouille la serrure à l'aide de mon sésame. Car si j'oublie mon briquet, ie n'oublie

jamais le délicat outil qui me permet de jouer les passe-murailles à toute heure et en tous lieux.

Cette pomme de Brucon s'est bardé de serrures, bien évidemment. Les gens s'imaginent qu'elles constituent un empêchement pour qui a décidé de violer leur domicile. Fichaises! Une chaîne n'est résistante que par son maillon le plus faible, comme dit l'autre. Les verrous, t'en tutoies un, tu sais causer à tous les autres. Car tous sont construits sur le même système.

Sache, ô mon con bien-aimé; qu'il ne me faut pas plus de huit minutes pour mettre à la raison les six serrures.

Les ayant convaincues, j'entre.

Je referme et actionne le commutateur.

Tu materais! Un vertige.

Grandiose. Un hall de fortes dimensions, tout en marbre, murs y compris. Avec des rangée de stèles, des superpositions de consoles, et sur ces stèles, et sur ces consoles, ô connard de choix, s'alignent et s'étagent des bustes qui tous représentent Martial Brucon à différents âges de sa vie. En bronze, en porphyre, en rubirosa, en nougat, en or, en pain d'épice, en pierre, en acier, en liège, en crème de gruyère (une réalisation de la Vache qui Rit, bravo!) en verre (et contre tout), en bois, en d'autres matériaux encore que j'ai pas le temps d'analyser, ayant oublié mes éprouvettes.

Une foule de Brucon, tous plus martiaux l'un que l'autre. Brucon la joie. Brucon la gloire. Sublime, altier, imperator. Avec des lauriers, avec des képis, avec la raie au milieu, avec son bicorne, oui, très beaucoup à bicorne. Bicorne is good forglory.

Le bicorne académique, que tu peux napoléoni-ser quand il n'y a pas trop de vent (car c'est vrai, ça, paraît qu'à bord du Northumberland, l'exempereur se filait le bada dans le sens de la longueur pour remonter les champs alizés).

J'aperçois un rai lumineux, au fond du couloir.

Est-il nécessaire de te préciser que je m'y dirige? ,.

Le loquet de cuivre ouvragé cède à mon insistance, et me voici dans un bureau finement meublé Empire. Retour d'Egypte! Y'a plein de statues pharaoneuses, de masques, d'objets en bronze, de poteries multiples autant que millénaires. Je m'ébroue, me rabroue pour surmonter le choc. Moi, tu le sais, car j'ai l'orgueil de ne pas m'en cacher : le style Empire, même retour d'Egypte, (c'est le même, en pire) me flanque le cafard. Au point que je refuse de consulter un spécialiste quand je suis malade, because ces gens-là sont presque tous meublés en Empire et qu'au contact de cette chierie acajouteuse, je perds celui que j'ai sur moi-même! La vue des empireries me ferait devenir pyromane, parole! Et v'ià que le fastueux Brucon souille son papier dans une reconstitution de la Malmaison! M'étonne pas que sa prose soit également en acajou!

Pour l'heure, un bonhomme occupe la place du maître à sa table de repos. Le bonhomme en question travaille, lui. Un valet de chambre. Il a son gilet rayé, mais a posé sa veste et roulé ses manches de chemise, de même, il s'est débarrassé de sa cravate.

Il s'agit d'un petit sexagénaire (sexadégénaire plutôt) à tête de cheval chauve. Ses oreilles sont droites, presque aussi hautes que son crâne plus bosselé qu'une boîte de petits pois vide dans une cour de récréation pleine.

Il porte un pince-nez à monture d'écaillé et il tire la langue en écrivant.

Bien que je sois à demi engagé dans la pièce, je toque pour attirer son attention. L'homme ne bronche pas. Je retoque plus fort sans qu'il marque la moindre réaction.

Je m'avance.

Ce qui me permet de constater qu'il est affublé d'un annareil acoustiaue.

Ce n'est qu'en apercevant mes deux mains appuyées sur l'extrémité de sa table qu'il sursaute.

— Qui êtes-vous? glapit-il d'une voix de stentor.
Je tapote la centrale nucléaire fichée dans la

poche supérieure de son gilet rayé.

Aussitôt il la met en batterie. Un petit gazouillis retentit, qui évoque un sous-bois aux premières atteintes du printemps.

— Vous m'entendez? beuglé-je.

Le domestique a un mouvement de recul.

— Je vous reçois six sur cinq! grimace-t-il.
Comment diantre?...

Manière de calmer ses craintes, je lui montre ma carte et lui explique ce qui est arrivé à son patron.

Il pâlit.

Les jours de mon maître le Maître sont-ils en danger?

Non pas, mais il ne pourra jamais plus compter jusqu'à dix ni dormir sur ses deux oreilles. Que faites-vous dans son bureau?

Il hoche le chef.

— Aujourd'hui c'était le jour des cuivres, expli-
que-t-il, et je n'ai pas eu le temps de terminer
mon CHAPITRE de son prochain livre, or, comme
demain la femme de chambre doit écrire la
suite...

Navré de vous stopper l'inspiration; ça venait bien?

— Merveilleusement. Quand on n'est pas
dérangé par le téléphone et les visites, c'es^ un
plaisir que d'écrire pour le Maître. Si je vous
disais, la scène du déraillement, dans son avant-
dernier livre... Elle est de moi! Et c'est la période
forte de l'ouvrage, selon les critiques. Eh bien je
l'ai pondue un dimanche après-midi après m'être
mis aux abonnés absents.

« Je suppose que je ne puis aller le voir à la clinique cette nuit?

— Sûrement pas. Vous irez le voir demain, et
vous lui lirez son bouquin, ça le distraira.

Le valet de plume secoue son étrange bouille de faux centaure.

— Mon maître le Maître lit lui-même ses livres,
affirme-t-il avec force, qu'allez-vous supposer là!
Voilà comment naissent de méchantes rumeurs,
voilà comment s'accréditent des bruits fâcheux.
Vous imaginez le grand Martial Brucon se faisant
lire son prochain roman, hein, dites, vous conce
vez cela? Ma parole, il giflerait quiconque hasar
derait devant lui une telle ineptie!

Visiblement, j'ai blessé profondément le domestique qui, non seulement manie la plume de son maître le Maître de main de maître, mais également son honneur.

Je ne suis pas venu vous entretenir de sa carrière, mais de sa vie, mon cher ami. Une vie à laquelle quelqu'un semble en vouloir singulièrement. En fin de journée, l'on a apporté un présent à votre illustre maître, vous êtes au courant?

Bien sûr, puisque c'est à moi qu'on l'a remis.

Qui, qui?

Bé... le facteur des express.

Une lettre accompagnait l'envoi, paraît-il.

En effet.

J'espère que vous ne l'avez pas encore détruite?

Pourquoi « encore »? Nous conservons toutes les lettres d'admirateurs, monsieur.

Puis-je la voir?

C'est l'affaire d'une minute à peine.

Le petit bonhomme à tête de-ce-que-je-t'ai-raconté-plus-haut va ouvrir les portes grillagées d'une bibliothèque. Une longue théorie de dossiers en cuir repoussé apparaît.

— Oh, le grand monstre! s'exclame le larbi-

n^r-Vio il m'a mie iiriÉ» r»a ara i 11 p» *=»n ronmaont ,-,n++*-»

lettre! Je le supplie pourtant de ne toucher à rien, de me laisser faire, j'y gagne en temps et en peine. Il n'y a pas plus désordre que ce Maître-là. Attendez... Ça, ce sont les lettres d'admiration qu'il s'envoie à lui même. Là, celles de la femme de chambre, les miennes, celles du masseur... Ah, voilà... Les vraies.

Il cueille un dossier dont l'intérieur est pauvrement achalandé.

Rajuste son pince-nez branlant.

Et lit mezza voce :

« Espèce de polichinelle sans talent,..

« Non, ce n'est pas ça. Celle-là, mon maître le Maître a tenu à la conserver pour témoigner de la jalousie qu'il inspire.

« Tenez, voici celle de ce soir... »

Et sais-tu ce qu'il me tend, ce cher bougre à tout faire?

Un délicat carton à en-tête!

Tu lis, tu piges, t'assimiles?

A en-tête.

Et pas à en-tête de nœud! c'est du beau vergé filigrane et gravé.

Et ça dit comme ça :

Madame Paul-Louis-Fernand CON 16, boulevard des Picaillons-GENÊVE

Le texte?

Tiens, déguste, fume, mon fils, ça vaut du belge!

Cher beau sublime grand homme,

C'est peut-être une cousine qui vous écrit puisque j'ai l'infini bonheur de porter votre nom. Mais à coup sûr, c'est bien la plus fervente, la plus soumise de vos admiratrices. Quand je vous lis, je vous capte si intensément que j'ai la délicieuse impression que vous n'écrivez que pour moi. Je suis folle de vous, éclairée par vous, humidifiée par vous. Avant de vous lire, je prenais ces

chemins de désespérance qui conduisent à la mort. Mais vous êtes venu dans ma vie et je vis! Merci. Je veux que vous ayez sur vous un souvenir de moi. Acceptez ce briquet sur lequel j'ai fait graver le titre de votre œuvre la plus noble. Tout comme sa flamme qui embrasera vos cigares, je voudrais pouvoir embraser vos sens. Pardonnez mon audace. Est-ce ma faute si la folie me rend folle?

Votre éternellement vôtre

Rosalie CON.

Je relis lentement ce chef-d'œuvre, puis l'insère dans mon portefeuille.

Mais, monsieur, il s'agit de notre collection! proteste le licorne sans corne ni bicorne.

Il s'agit aussi de votre agression, cher ami. Cette lettre est précieuse pour l'enquête. Je voudrais récupérer de même le papier comportant l'adresse.

Je l'ai jeté.

Où?

Dans la poubelle.

De l'office?

Bien sûr.

Que vous avez vidée avant de finir votre CHAPITRE?

Certes.

Dans le vide-ordures?

L'immeuble est ancien et n'en comporte pas.

En conséquence, le document se trouve présentement dans l'une de ces poubelles qui malodorent au fond de la cour, et xqu'une concierge percluse halera jusqu'à la rue, dans la grisaille de l'aube?

— Cela même, monsieur.
Je soupire :

— Cher épistolier, pouvez-vous me prêter une
lampe électrique et un tisonnier? Je suis parti de
chez moi en smoking, comme vous le constatez.
Et j'ai omis de prendre mon nécessaire de chif
fonnier.